Catherine part pour l'Amérique

Aimée-Simone Médici


Quelques-uns voient la ligne d'horizon devenir un simple rideau qu'il leur suffira d'écarter bientôt pour passer de l'autre côté.

 

Ce jeudi-là nous nous étions réunies chez Catherine.
Josette, Clotilde, Catherine et moi avons pris l'habitude de nous retrouver chez l'une ou chez l'autre tous les jeudis pour papoter autour d'une tasse de thé en commentant les menus événements de notre vie. Ce jeudi-là, Catherine nous dit tout à trac: "J'ai une grande nouvelle à vous annoncer. Je vais partir pour l'Amérique. Ma fille m'a envoyé mon billet. Nous n'avons pas encore fixé la date précise, mais ça ne devrait pas trop tarder."

Josette et Clotilde se sont aussitôt récriées vigoureusement: "Tu n'y penses pas! Partir ainsi à ton âge pour un monde nouveau! Et que vas tu y faire? En dehors de ta fille, tu ne connais personne, et cela fait si longtemps qu'elle est partie! Tu ignores tout du genre de vie qui t'attend! Tu ne sais rien de cet État, du climat, des moeurs et des coutumes des gens, tu ne parles pas leur langue."

Josette poursuivit, les larmes dans la voix: "Et nous, tu penses à nous? Je te trouve culottée de nous annoncer cela comme une grande nouvelle! L'idée même de ton éventuel départ me retourne de fond en comble. Comment peux-tu te réjouir à l'idée de nous quitter?"

Clotilde ajouta un peu sèchement: "Ne compte pas sur moi pour cela. Je trouve ce départ tellement regrettable que je ne veux même pas y penser, encore moins le préparer. Je préfère me dire que tu rêves ou que tu te trompes et continuer comme si de rien n'était."

Catherine reprit, troublée: "Ce que j'attends de vous, mes amies, ce n'est pas de m'aider dans mes démarches ni de me renseigner avec précision sur ce Nouveau Monde qui m'attend. Je ne sais pas comment vous faire comprendre que j'ai tout simplement envie d'en parler, vous préparer à cette séparation mais aussi vous redire avant ce grand départ tout ce qui jusqu'à présent a réellement compté dans ma vie, tout ce que vous représentez pour moi, tout ce que nous nous sommes apporté mutuellement et comment notre amitié subsistera par-delà la distance."

Catherine ne part pas pour l'Amérique, Catherine va mourir. Elle le sait. Nous savons tous que nous allons mourir, mais cette perspective inévitable nous apparaît aussi lointaine que la ligne d'horizon, toujours inaccessible. Quelques-uns, comme Catherine, voient cette ligne devenir un simple rideau qu'il leur suffira d'écarter bientôt pour passer de l'autre côté. Alors, ils ont le temps d'y penser, ils ont envie d'en parler comme l'enfant parle de ses jeux, l'amoureux de sa belle, l'ouvrier de son travail. Comme chacun parle de ce qu'il vit. Catherine est en train de vivre sa mort et il est naturel qu'elle ait envie d'en parler.

Josette, qui a une peur panique de la mort, ne croit pas à la prétendue sérénité de son amie. Elle essayera donc à tout prix de la convaincre que les médecins se trompent. Clotilde, elle, aime mordre passionnément à la vie. Elle entraîne dans son sillage tous ceux qu'elle aime. Elle préférerait apprendre un jour, subitement, que Catherine est décédée. A moins tout simplement qu'il s'agisse de la peur de ne savoir que dire.

"Mais quand je sens, poursuivait Catherine, que certaines personnes m'aiment vraiment, elles n'ont pas besoin de me parler. Un regard, un baiser et je me sens toute revigorée. Les gens qui acceptent non pas d'en parler, mais que je parle de mort, me donnent le sentiment que j'ai encore quelque chose à apporter aux autres... et j'ai vraiment l'impression alors de vivre le moment le plus intense de ma vie... le moment où je peux exprimer en quelques phrases ce qui fait que ma vie valait la peine d'être vécue. C'est comme s'ils m'offraient un dernier cadeau en acceptant de recevoir cela de moi."

Chers amis, Catherine, c'est moi. C'est moi qui suis en train de mourir. Touchée par un cancer très avancé, et qui progresse très rapidement, je suis heureuse de laisser ce dernier témoignage.

 

Aimée-Simone Médici a 75 ans. Mère de neuf enfants, 21 fois grand-mère, elle a consacré une partie de sa vie à la visite des détenus, dont elle a tiré un livre "La prison, et après" aux éditions Fayard, sous le pseudonyme de Véronique Merci.

 

Publié dans "La Vie", 22 mai 2003, supplément, page XIV - Reproduit avec autorisation


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