LE FACE-A-DIEU se retrouve dans toutes les religions. Dans le Bhakti-Yoga par exemple, le yogi concentre toutes ses forces pour joindre sa conscience à Dieu qu'il appelle de divers noms (Krishna, Rama... figures diverses de l'unique Déité). Il sait qu'il faut l'aimer et l'un des moyens employés est l'incessante répétition du nom divin (japa). Nous avons connu, dans les rues de certaines de nos villes, les 1itanies chantées par les dévots de Krishna (Hare Krishna, Hare Rama...). Un bon représentant de cette tendance est Swami Ramdas. Amoureux fou de sa femme, au point de l'étouffer un peu, il s'entendit dire par elle: "Ah! si tu pouvais tourner vers Rama cet amour que tu as pour moi!", ce qui le conduisit à une union intime avec ce Dieu. Même méthode dans les courants musulmans. Les soufis, par exemple, pratiquent le Dhikr, répétition constante des noms divins sur le chapelet à 99 grains. Il s'agit de tourner vers Allah les pensées, les émotions, les énergies pour s'approcher de lui. Mais il n'y aura pas de fusion car les musulmans savent bien que l'homme et Allah sont fondamentalement différents. De même dans le christianisme. Les sens intérieurs doivent être éveillés afin que le disciple puisse voir, entendre, goûter la présence divine dans les événements et les contacts de la vie. Cette rencontre personnelle est préparée par la prière sous toutes ses formes: sacrements, prière monastique, lecture méditative de la Bible, prière du Nom (répétition du Nom par exemple dans la formule de la Prière du coeur). Il ne s'agit pas en premier de "penser à Dieu" mais surtout d'entretenir une sensation de présence comme l'exprime le psaume 114: "Je marcherai en présence de Dieu sur la terre des vivants".
LE CHRIST, PASSAGE OBLIGÉ DANS LE CHRISTIANISME L'existence historique du Christ, messager et visage privilégié de l'Eternel, donne une dynamique tout à fait particulière à ce face à face. Sa vie, sa mort et sa résurrection, son être même, font de lui le médiateur entre le Divin et 1'Humain. Si bien qu'il est devenu un passage obligé dans la prière chrétienne. Mais plus que cela, il révèle le visage ultime de l'homme, une sorte d'accomplissement dans le lâcher-prise, ainsi que la découverte d'une façon de se représenter Dieu totalement inattendue; au point qu'il est pour beaucoup de croyants d'autres religions une sorte de scandale spirituel. . Ce face à face est fondamentalement relationnel, et va dans la continuité du développement de l'être humain. Le petit d'homme se construit dans ses relations. Grâce à ses parents, éducateurs, camarades, et plus tard dans la relation amoureuse, il apprend à faire confiance, à s'affirmer, à s'exprimer et aussi à s'affronter, à faire équipe, à vivre dans l'intimité, à trouver la juste distance, à faire communauté... La tradition judéo-chrétienne excelle en cela, même si les autres cultures ont aussi cultivé cette richesse, car elle transpose au niveau des rapports entre les hommes ce que ses priants ont découvert dans la vie spirituelle: l'Etre Divin dit JE et s'adresse à l'homme en lui disant TU. C'est ainsi que la voie de l'Amour, ou voie du Coeur, fait partie intégrante de l'héritage chrétien. Elle fait regarder tout humain comme un sujet portant en lui des potentialités intimes, reflet de la divinité, et donc infiniment respectable. Par extension, elle éduque (ou devrait éduquer) les disciples à regarder le cosmos comme un lieu de présence divine. I1 suffit, par exemple, de prendre le temps de regarder une fleur pendant quelques minutes sans bouger pour ressentir que celle-ci s'anime, quitte son statut d'objet agréable pour devenir comme un être qui vous fait face et vous regarde. Malgré la proximité confiante de ce face-à-face, il faut toujours se rappeler que l'essence divine demeure inaccessible. La Bible le rappelle fréquemment. Les chrétiens orientaux ont souvent utilisé la métaphore du soleil pour mettre ce paradoxe en image. Cet astre restera à jamais inaccessible à l'homme qui, en général, ne peut même pas le regarder en face. Mais ses rayons ne cessent de le toucher et de donner vie à la terre. Les rayons sont-ils de nature différente du soleil: n'est-ce pas le soleil lui même qui vient caresser la peau du vacancier? N'est-ce pas Dieu lui-même qui se trouve sur mon chemin?
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L'ABÎME SANS FOND Il faut maintenant continuer notre route, et dire que la relation qu'on peut vivre ainsi avec l'Etre Divin peut parfois donner naissance à une autre approche de ce mystère permanent. Car il arrive que le priant, à cause de la qualité et de l'intensité de sa prière, en vienne à prêter attention à ce qui se passe en lui dans les profondeurs. En effet au-delà des réflexions et recherches de son intellectualité, au-delà des agitations de ses émotions, au-delà des mouvements de son inconscient qui, comme des frémissements de l'écorce terrestre, font bouger les équilibres qu'il avait mis en place, voici qu'il sent autre chose, une nouvelle réalité. I1 pourra la prendre, au début, pour une percée de l'inconscient, mais il aura vite fait d'en percevoir la différence. Cette Réalité, les grands mystiques chrétiens des 14°-16° siècles, Maître Eckhart, Henri Suso, Jean Tauler, Jean de la Croix, Thérèse d'Avila l'appelaient fréquemment FOND de l'être, reprenant une image employée par Paul aux Corinthiens 3,10. Il s'agit du fond divin de la personne humaine, de ce qui lui permet d'exister, et à quoi cependant il est possible d'avoir accès. Mais un fond qu'on peut dire sans fond: pour rendre compte le moins maladroitement de cette réalité, ces chercheurs de vie spirituelle avaient recours à un verset du Psaume 41: "l'abîme appelant l'abîme". C'est-à-dire que l'abîme humain et l'abîme divin s'appellent l'un l'autre et communiquent dans l'infini de la profondeur. Il s'agit alors d'une présence sans mots, dans le silence. Le contemplatif met en veilleuse son intellectualité, ses pensées et émotions, seule reste ce qu'on appelle souvent la "conscience pure". Cette prière n'est plus de l'ordre de la relation car elle met en contact avec l'aspect non-personnel de la divinité. Elle permet d'asseoir le mystère de son propre être sur le mystère de l'Etre divin. Thérèse d'Avila l'exprime de façon très suggestive dans la Dernière Demeure de son Château intérieur.
LE VIDE Ce fond, cet Abîme, s'expérimente en général comme un Vide. Ce mot a mauvaise presse dans notre culture, aussi préfère-t-on utiliser plutôt le terme de Vacuité. Dans le monde des religions asiatiques, et particulièrement dans le zen, on le nomme en sanscrit Shunyata, que l'on traduit en chinois par WU, ,et en japonais par MU ou par KU. Cette vacuité recèle plusieurs significations: il s'agit avant tout d'un vide d'immensité (abîme); mais aussi d'un vide d'engendrement: c'est Maître Eckhart qui parle de "Vide matriciel" pour exprimer la fécondité créatrice que connaît celui qui accueille cette réalité en lui. Nous voici donc devant deux façons d'entrer en contact avec l'Eternel. Beaucoup choisiront l'une et rejetteront l'autre. Beaucoup verront dans l'une un niveau de vie spirituelle plus élevé que celui de l'autre. Pour ma part, je sens qu'il convient de les cultiver simultanément, afin de ne rien perdre des richesses infinies qui se font connaître dans une vie spirituelle.
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