L'une des difficultés majeures subsistant sur le chemin de l'unité des chrétiens reste celle qui sépare aujourd'hui encore le "poumon oriental" - les Eglises dites orthodoxes - du "poumon occidental" de l'Eglise du Christ. Le Père Hervé Legrand, dominicain, qui a été jusqu'à une date récente le responsable très actif de l'Institut Supérieur d'Etudes Oecuméniques de l'Institut Catholique de Paris, fait avec nous le point de la situation.
Des efforts importants ont été faits de part et d'autre, en particulier entre le Vatican et le patriarcat de Constantinople, pour tenter de combler le fossé qui sépare catholiques et orthodoxes, pouvez-vous nous les rappeler?
Hervé Legrand: La rencontre entre Paul VI et le patriarche Athénagoras a mis fin à des siècles d'excommunication réciproque. Puis, un dialogue officiel a pu se nouer en 1980. Six rencontres théologiques précédèrent l'adoption, en 1993, d'une Déclaration signée à Balamand (Liban), par neuf Eglises autocéphales sur un ensemble de quinze. De part et d'autre, on y renonce à se considérer comme l'unique dépositaire du salut (§ 13). Et surtout, on met en principe un terme à "l'uniatisme" comme modèle d'unité entre nos Eglises (§ 12), parce que nous nous reconnaissons comme Eglises Soeurs. Désormais, nous recherchons entre nous une communion parfaite, qui ne soit ni absorption ni fusion, mais rencontre dans la vérité et l'amour (§ 14). Ce texte prophétique a amélioré les relations entre nos Eglises au Proche-Orient (Liban, Syrie), où la pression de l'Islam favorise la solidarité. Il commence à porter des fruits en Roumanie.
Ailleurs, cette déclaration de principe n'a pas entamé la méfiance de l'Eglise orthodoxe devant la renaissance des Eglises dites "uniates", Eglises de rite byzantin unies à Rome, à la faveur de la domination polono-lithuanienne en Ukraine au XVIe siècle, ou de la domination austro-hongroise en Slovaquie et Roumanie au siècle suivant. Supprimées par Staline et intégrées de force dans l'Eglise orthodoxe, elles ont repris leurs activités depuis 1990 et réclamé leurs propriétés spoliées. "Balamand" n'a donc pas été appliqué localement, car les sensibilités sont à vif, s'agissant de lieux de culte, de logement du prêtre, de cimetières, de familles divisées...
Jean Paul II ne cherche-t-il pas malgré tout, en particulier par des voyages sur place, à établir un dialogue avec les différentes Eglises orthodoxes?
Hervé Legrand: Balamand a reconnu les Eglises "unies" actuelles comme faisant partie de l'Eglise catholique: le pape leur rend visite et encourage leur ouverture oecuménique et leur vie chrétienne. Dans un contexte de tensions locales, ceci n'est pas toujours compris des orthodoxes.
La quasi-totalité de ces visites résulte, non pas de l'invitation des Eglises orthodoxes, mais d'arrangements entre le Vatican et les Etats. Même quand, pour des raisons internes, l'Eglise nationale ne souhaite pas recevoir le pape. On l' a vu récemment en Ukraine, en Géorgie et en Bulgarie.
Aussi, les Eglises orthodoxes ont-elles souvent le sentiment que Rome leur parle tantôt sur le registre des "Eglises-Soeurs", tantôt en usant de moyens politiques dont elles ne disposent pas. Ainsi est-ce en fonction du droit, internationalement reconnu, à la liberté religieuse que Rome a créé sur le territoire de l'Eglise russe, sans l'en avertir, une Eglise catholique de plein exercice. Le patriarcat de Moscou y a vu une velléité de "prosélytisme". Au lieu de l'aider fraternellement à évangéliser son propre peuple après 70 ans d'athéisme, ne vient-on pas la concurrencer?
La diplomatie du Vatican est très active au plan mondial. Après l'Allemagne, elle est la première à reconnaître l'indépendance de la Slovénie et de la Croatie catholiques, en conflit avec la Serbie orthodoxe. Dès lors, des incidents mineurs deviennent graves. Tel celui qui a entraîné le retrait du visa de l'évêque d'Irkoutsk en Russie récemment, à la suite d'une maladresse à propos de Sakhaline et des îles Kouriles... Attirant de vives réactions du Vatican, voire de la presse occidentale.
Dans ces conditions et malgré les progrès enregistrés en Roumanie ou à Constantinople, comment voyez-vous l'avenir?
Hervé Legrand: Il y a plusieurs difficultés, dont la résolution exige patience et tact.
Les mieux définies sont celles d'ordre théologique. Orthodoxes et catholiques sont en fait très proches au niveau du dogme. Seule une difficulté subsiste à propos du "Filioque" (l'Esprit-Saint procède du Père "et du Fils" ). On pourrait mettre en oeuvre, là, le concept du "consensus différencié" qui a si bien réussi pour l'accord entre luthériens et catholiques sur la justification par la foi.
Au plan de l'ecclésiologie, la communion entre Eglises locales et l'Eglise entière reçoit du côté catholique et du côté orthodoxe des solutions divergentes: autonomie totale des Eglises sur un plan national (ou autocéphales), d'un côté. Centralisme assez strict, fondé sur la primauté de Pierre, de l'autre. Mais l'autocéphalie n'est-elle pas la source de conflits sans issue? Par exemple, l'excommunication temporaire entre Constantinople et Moscou au sujet de l'Estonie. De même, des catholiques prennent conscience des handicaps d'une Eglise multiculturelle de plus d'un milliard de fidèles où une seule personne concentre tous les pouvoirs et nomme tous les cadres que sont les évêques. De cette insatisfaction parallèle, l'espoir renaît. Comme l'écrit Jean-Paul II dans son encyclique "Ut unum sint" ne faudrait-il pas rechercher "ensemble" une solution plus adaptée à un problème commun? En attendant, deux initiatives immédiates seront très utiles. Apprendre à unifier progressivement nos perceptions si différentes de notre histoire commune. Apprendre aussi à collaborer dans la pastorale et l'évangélisation. Signalons à ce sujet tout particulièrement les initiatives très fraternelles de "l'Aide à l'Eglise en détresse" du Père Werenfried van Straaten qui, en Russie, finance des séminaires orthodoxes, des reconstructions d'églises, des chapelles mobiles sur la Volga ou sur roues, des envois de bibles à l'Eglise orthodoxe russe!
Premier pas vers une réconciliation entre soeurs, fondée sur l'affection...
Propos recueillis par Bernard LONG
(Paru dans "Info 91" n° 396 du 21 décembre 2002; reproduit avec autorisation).