Une réflexion sur l'attitude scientifique


A propos du livre de Alfred E. Van Vogt "Le monde des non A",
suivi de: "Les joueurs du non A".
Paris Gallimard 1953 puis 1970 ("J'ai lu").

Ce livre, paru en 1945 et révisé par son auteur notamment en 1970, a été traduit en français par Boris Vian, que cette oeuvre avait enthousiasmé. Il ne s'agit donc pas d'une nouveauté; toutefois ce roman est important et mérite d'être mieux connu.

C'est un livre à deux niveaux: à travers une histoire de science fiction, énorme et à rebondissements, apparaît, en filigrane, une doctrine philosophique, qui en constitue l'intérêt essentiel.

La science fiction a donné naissance à des récits très divers, réflexions sur l'homme, la technique, l'univers. Van Vogt lui-même en a publié beaucoup (voir par exemple "La Faune de l'espace", Les armureries d'lsher", etc ... ); il aime les vastes fresques, les situations compliquées, et place volontiers le lecteur dans un contexte imprévu, sans lui fournir toutes les explications nécessaires.

D'un point de vue romanesque "le monde des non A" (et sa suite: "Les joueurs du non A") n'est sans doute pas un livre très remarquable, et certains lecteurs regretteront par exemple les pouvoirs exorbitants accordés au héros central, qui semble à l'abri de la mort grâce à des corps successifs dans lesquels il se réincarne, et se situe hors du commun par son cerveau particulier aux pouvoirs étonnants. L'intérêt est toutefois maintenu à la fois par la construction habile du récit et en raison de l'incertitude où se trouve le héros lui-même quant à son identité et à la nature des phénomènes dont il bénéficie.

Le récit est en fait l'occasion de développer une thèse philosophique portant sur l'identité, et sur l'attitude psychologique de l'homme face à son environnement.

Deux objets ne sont jamais identiques dans l'espace-temps; ce que je pense aujourd'hui n'est pas ce que je pensais hier; chaque situation à laquelle je suis affronté est originale et appelle une réaction spécifique. Telles sont quelques-unes des affirmations de Van Vogt. L'homme doit donc se dégager des automatismes simplificateurs, qui identifient une situation à une autre différente, et constituent une attitude erronée devant l'univers.

L'attitude décrite est qualifiée de "non aristotélicienne" (en abrégé "non A") en ce qu'elle est relativiste, toujours consciente qu'elle repose sur des hypothèses, et toujours prête à les remettre en question en fonction de faits nouveaux. La "pause" intérieure, imaginée par Van Vogt, vise à procéder intérieurement à une coordination des différentes réactions de la personnalité à un événement, et en particulier à entraîner les centres émotionnels et les centres intellectuels à se coordonner de façon réflexe. La "sémantique générale" proposée vise à prêter attention à chacun des ordres de signification des mots que l'on utilise, et à ne pas confondre "la carte avec le territoire".

L'homme doit parvenir à se dégager des biais affectifs pesant sur son appréciation de la réalité extérieure et donc à avoir vis à vis du monde une attitude vraiment scientifique. Au lieu d'être gouverné par ses émotions, l'homme "intégré" a des processus de réaction et de réflexion qui tiennent compte de la dimension émotionnelle et peuvent ainsi la réduire progressivement; il est adapté au réel.

A cause de ses limites l'homme ne peut appréhender qu'une partie de la vérité et non la totalité. Il ne peut connaître tout ce qu'il y a à connaître. Il n'est pas suffisant, indique Van Vogt, d'avoir compris cette limitation sur le plan intellectuel; cette compréhension doit être "un processus organisé" reliant le plan affectif et le plan intellectuel. "Un tel conditionnement est essentiel à la recherche équilibrée de la connaissance".

Lorsqu'on pose quelque chose comme étant un principe général, dit-il encore, on devient incapable d'admettre les hypothèses qui s'y opposent. L'homme abstrait un certain savoir des événements et accorde à ce savoir un certain crédit; mais il risque d'en venir à prendre cette partie (qu'il connaît) pour le tout.

Telles sont les questions évoquées par Van Vogt, qui reprend de façon claire et imagée, en les élargissant, les idées énoncées en 1930, dans un livre assez obscur, par Korzybski. Il est possible, déclare-t-il dans une postface où certains jugements politiques pourront toutefois paraître bien sommaires, que les hommes s'engagent dans cette intégration intérieure de leur personnalité. C'est possible par l'éducation méthodique, dès l'enfance, de la connaissance des pulsions affectives et de leur confrontation intérieure; c'est nécessaire car il s'agit pour l'humanité de la seule voie possible vers la science et vers la paix.

Travailler à clarifier sa propre attitude intérieure est un des devoirs de l'homme, et l'est plus encore pour un scientifique. C'est à cela que nous convie Van Vogt, en nous proposant de ne pas identifier ou étiqueter, et de développer notre capacité de remise en cause affective et intellectuelle.

Philippe Lestang, 1978


Ce texte a été publié dans le n° 4, 1978 de la revue "Sociologia Ruralis", Van Gorcum, Assen, NL

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